Les limites de la méthode expérimentale
et de
son utilisation dans l'enseignement des sciences
"
il
n'y a rien de simple dans la nature, il n'y a que du
simplifié" - G.
Bachelard
R.Raynal
Dr de l'université
de Toulouse
Article paru dans la revue de l'APBG,
février 2003 , ainsi que dans la revue Belge de pédagogie
Dans l'enseignement des sciences, l'accent est mis depuis longtemps sur l'acquisition de la démarche expérimentale, présentée comme étant la voie royale d'accès à la démarche scientifique, quant elle ne la résume pas! Mais quelle est la place exacte de l'expérience dans le processus bien plus large et plus complexe que nous appelons la démarche scientifique? Dans quelle mesure le processus expérimental, parfois survalorisé, est-il devenu fréquemment si surinvesti dans l'enseignement que l'on devrait feindre de croire que sa stricte application garantirait de facto l'accès à la vérité scientifique cachée derrière la trompeuse évidence première révélée par la simple observation ?
Comment expliquer que, malgré des sommes considérables, en matériel et formation, investie dans cette vision de l'expérimentation, l'enseignement scientifique ne se soit apparemment pas amélioré, et demeure même en crise? (1) Certes, cette défiance nouvelle à l'égard de la scientificité n'affecte pas que notre pays (2); mais si l'on peut assurément crier à l'insuffisance des moyens, il faut bien convenir que les ressources que la nation peut consacrer à l'enseignement ne sont pas exponentiellement extensibles, et qu'il faut bien, en attendant mieux peut être, faire avec ce que l'on a.
Et que faisons nous ?
Le plus souvent, la démarche expérimentale que l'on nous presse d'appliquer est excessivement théorisée, coupée de ses racines historiques, épistémologiques et scientifiques, et découpée arbitrairement en tronçons abstraits qui perdent au fil des "évaluations formatives" toute connexion avec le réel ressenti des élèves (différent de celui du professeur!) et avec la réalité quotidienne de l'activité scientifique. Pour quelqu'un qui a déjà pratiqué la recherche, sa présentation dans l'enseignement tient davantage d'un surréalisme volontariste que d'une saine description de sa réelle pertinence (3). Nous allons voir que, telle qu'elle nous est le plus souvent présentée, la démarche expérimentale "pédagogique" correspond plus à une conception initiale erronée qu'à une pratique se référant aux processus actuels de l'activité scientifique. Il est d'ailleurs significatif que toute personne ayant pratiqué la recherche en biologie ne puisse reconnaître sa démarche, le plus souvent chaotique (4,5), dans la suite de concept théoriques forgés et utilisés en grande partie par des philosophes qui ne furent jamais en mesure de travailler "à la paillasse".
De la théorisation de la pratique...
S'il est une caractéristique regrettable de notre enseignement, c'est bien que de vouloir justifier toute activité pratique par une théorisation sous-jacente mal venue, et de baptiser expérience ce qui n'est, le plus souvent, qu'une simple illustration pratique de concepts approchés par d'autres biais. Ce succédané de démarche expérimentale ne saurait en effet correspondre et résumer à lui seul l'activité scientifique du XXIéme siècle commençant et renvoie plutôt, dans son application pédagogique quotidienne, à des conceptions archaïques plus proches de la fin du XIXéme! L'un des textes fondateurs auquel se réfèrent nombre de pédagogues est l'introduction à l'étude de la médecine expérimentale de C. Bernard (6). Peut-on s'interroger sur l'actualité de ce texte, paru en 1865? C. Bernard fait débuter son raisonnement par un constat, une observation, un fait isolé: il s'adresse ainsi à un réel morcelé, dont l'étude se révèle indispensable, mais dont l'intégration dans un système cohérent n'est pas envisagée. Mieux même, il s'oppose, avec la plupart des esprits illustres de son temps, aux tentatives qui revendiquent une première unification des phénomènes disparates du vivant par une explication chimique des caractères biologiques, démarche pourtant à la base de la biologie contemporaine (7). Si l'expérience sert C. Bernard, elle est aussi sa propre limite, et ce mur de l'évidence sensible l'empêche d'envisager une intégration de ses découvertes dans un modèle plus général. Une approche beaucoup plus moderne est d'ailleurs défendue avec brio par un de ses contemporains, Helmholtz, qui a seulement le tort d'être allemand. C'est d'ailleurs à l'époque même où C. Bernard transposait dans les sciences de la vie la démarche qui avait si bien réussi à la physique depuis Newton que cette dernière allait se trouver confrontée à la nécessaire construction de nouveaux modèles théoriques. Ces derniers, ainsi que les hypothèses hardies sur lesquelles ils étaient bâtis, avançaient en fait des réponses possibles à des problèmes de nature non pas pratique, liés à des expériences nouvelles, mais essentiellement conceptuels, en relation avec des expériences anciennes dont l'interprétation ne se révélait pas intellectuellement satisfaisante (8).
Cette différence dans les approches du physicien et du biologiste, l'un précédant l'autre dans la structuration du travail scientifique, se retrouve au niveau de l'approche de la réalité: alors que celle du physicien est modélisée, celle du biologiste reste encore, le plus souvent, subie. Il a souvent été dit que la biologie moderne nous offre le spectacle d'une immense collection de faits, mais qu'il lui manque une charpente, une théorie unificatrice capable de structurer et d'ordonner cet ensemble disparate: quid du "modèle standard" de la biologie? Seule la théorie de l'évolution, encore bien imparfaite, peut prétendre à une telle force unificatrice. Or justement, cette théorie semble être de prime abord celle qui concerne un ensemble de faits qui, du fait de leur éloignement dans le temps ne peuvent pas toujours être soumis au verdict de l'expérimentation; à un point tel que certains ont même proposé de la retirer de la sphère de la scientificité à cause du caractère non réfutable de quelques-unes de ses affirmations!
...à la pratique de la théorie.
Une prétention commune à bien des professeurs de SVT (et qui croit en importance lorsque l'on s'élève vers les classes supérieures), est de croire qu'ils enseignent "la science". Vaine conception, car la science ne s'enseigne pas: elle se vit! La science n'est pas un corpus statique, mais un processus dynamique fait d'inspiration, de ténacité et de vérifications. Nous enseignons (ou essayons de le faire) des connaissances, une vision du monde, une logique; mais nous ne faisons en fait que raconter des histoires de science, car la science ne peut se bâtir dans les lycées et les collèges! Ce découplage croissant entre recherche et enseignement, entre science qui se fait et science qui s'enseigne, peut être à l'origine de la différence d'appréciation du statut de l'expérience dans le processus scientifique: le recours constant et la survalorisation de la démarche expérimentale laisse croire que pour comprendre il suffit de faire, mais c'est ici négliger certains points facilement occultés par la sincère ardeur "expérimentatrice" de l'enseignant:
- l'élève ne "fait" pas: il "refait" une manipulation dont les résultats, connus à l'avance, ne sont pas du tout surprenants et s'intégreront sans heurts au corpus des savoirs défini par l'enseignant. En cas de conflit (expérience "qui ne marche pas"), l'analyse des causes d'échec est le plus souvent escamotée et ne donne pas lieu à une véritable recherche dérivée, qui d'ailleurs pourrait se révéler bien plus formatrice. Cette façon de faire s'explique fort bien dans le cadre de l'acquisition d'un savoir, ou d'un savoir-faire, en un temps nécessairement limité, mais il ne s'agit en aucun cas d'une véritable expérimentation scientifique. Ici, le perfectionnement progressif des dispositifs expérimentaux qui révèle le phénomène est toujours passé sous silence: le "montage" est la plupart du temps donné, prêt et sans discussion. Cette façon de faire est une manipulation (du réel et de l'apprenant!), en aucun cas une expérimentation. Cet agencement factice se révèle concrètement dans les "fiches TP" qui sont encore souvent utilisées sous des formes diverses, et qui guident l'élève, mettant ses facultés d'observation sur les rails de la conformité et obérant ses capacités de création. L'apparition des TPE en lycée et des itinéraires de découverte en collège peut être une opportunité de mettre en route une réelle démarche scientifique, mais cela réclame, outre des conditions de travail adéquates, une réelle mise en condition des élèves, qui, de consommateurs de savoirs, devront devenir des producteurs d'incertitudes.
- L'expérience ne naît pas ex nihilo: elle est le produit d'une réflexion sous-tendue par une culture scientifique que ne possède pas l'élève. Avant son élaboration, il est nécessaire d'ordonner en une problématique l'ensemble des connaissances préexistantes. Cette nécessité de la problématique a été prise en compte récemment et parfois maladroitement présentée: nous essayons de représenter ce processus par l'apparition dans nos cours de "problèmes" qui n'en sont pas, dont la justification est souvent bancale et la logique discutable (à qui se destine ce problème? A l'élève, qui ne se le pose pas? Au professeur, pour qui ce n'en est pas un? A l'entité classe, à la définition problématique?). Le risque est grand de générer ainsi une "endoproblématique", adaptée en fait au déroulement de séquences d'enseignements théorisées, mais sans ancrage dans la démarche réceptive de l'élève. Ce placage artificiel de conceptions théoriques dans le déroulement pratique de l'enseignement aboutit à une démarche faussée qui n'abuse d'ailleurs ni l'enseignant ni ses élèves: une problématique imposée n'est qu'une contrainte formelle, et non un moyen de susciter une véritable interrogation de l'apprenant. Il est des cas où, dans le déroulement des cours, une problématique s'impose d'elle-même, générée par les insuffisances des conceptions précédentes, mais cette situation particulière ne peut être qu'abusivement généralisée.
- L'histoire des sciences, aussi souvent invoquée que superbement ignorée, nous montre que l'expérience entre en fait fort peu dans le processus de la découverte, mais plutôt dans celui de la confirmation de cette dernière, de son acceptation par le monde scientifique sans l'approbation duquel il n'est pas de découverte, car c'est un tort que d'avoir, seul, raison avant les autres. L'histoire de Wegener, Hertz et Boltzman est à cet égard édifiante! Plus près de nous, dans les années soixante, H. Temin fut parmi les premiers à envisager l'existence de la conversion de l'ARN des rétrovirus en ADN. Il maintint son opinion malgré l'incrédulité générale qui environnait à l'époque tout ce qui touchait à l'existence de rétrovirus humains (avec de fortes réticences, voire des refus, de publication), et son travail ne fut reconnu que bien plus tard, lorsque l'équipe de D. Baltimore confirma le bien-fondé de ses conceptions (5). Peu importait alors la solidité de ses protocoles expérimentaux, seul comptait l'état de réceptivité de la communauté scientifique, lequel ne se laisse pas modifier facilement par des résultats expérimentaux, surtout si ces derniers conduisent à une interprétation par trop novatrice.
L'élaboration d'une découverte tient parfois plus à un "changement de paradigme" selon que l'accumulation de faits nouveaux finit par rendre caduque une conception existante qu'au résultat d'une expérience décisive (9) ou bien résulte d'une "intuition géniale" dont la confirmation expérimentale est une validation à la fois personnelle, scientifique et sociale. Ce fait peut être illustré par la découverte du prion par S. Prusiner en 1982, qui permit à son auteur d'obtenir le prix Nobel pour une hypothèse hardie, non conventionnelle, en rupture avec les conceptions traditionnelles des biologistes moléculaires (dont certains ne s'en sont pas encore remis!), mais sans qu'une confirmation expérimentale rigoureuse n'en ait encore été obtenue (10). On peut d'ailleurs remarquer que, 15 ans auparavant, la même hypothèse émise par Griffith (11) n'avait suscité aucun intérêt: malgré sa pertinence, son retentissement est resté subordonné à une évolution des conceptions générales de la biologie moléculaire. Une découverte n'est donc possible que lorsque qu'elle peut s'insérer dans le corpus des savoirs sans trop de difficultés, la durée de cette insertion étant éminemment variable selon les pays et les cultures: le darwinisme, par exemple, rencontra en France une résistance d'une exceptionnelle ampleur, le rôle de la sélection naturelle et les travaux de Mendel n'étant pleinement accepté qu'après 1945 (12), et ce malgré les efforts de chercheurs comme L. Cuénot ou E. Guyènot...
- L'expérience n'est pas dans le monde, mais "hors le monde": c'est une démarche éminemment personnelle, qui se pratique dans un environnement simplifié à l'extrême, dont les liens avec le réel sont souvent distendus. Cette distension au réel est d'ailleurs ressentie par l'élève qui souvent a le plus grand mal à relier les conditions de l'expérience "en classe", avec son décorum plus ou moins développé (fiches, matériel...) et sa propre expérience sensible sur des sujets aussi communs que les êtres vivants. Le professeur a intériorisé, de par sa formation, les rapports entre la réalité et son morcellement expérimental, mais ce n'est généralement pas le cas de l'élève! Cette distorsion entre l'objet d'étude et sa "matérialité dialectique" se retrouve à bien d'autres niveaux: certains exégètes de la physique, peu au fait de sa pratique et de ses objets, on pu ainsi aller jusqu'a dire que l'objet de l'étude scientifique ne tire son existence que de la technique utilisée pour le mettre en évidence. Ils prennent ainsi pour la réalité ce qui n'est qu'une mise en ordre préalable du réel, laquelle ne peut se faire sans "conceptions initiales", pour parler le Giordan sans peine, dont l'origine est souvent fort peu scientifique (13). On ne peut cependant se prévaloir de l'existence et de l'influence de cet ordonnancement préalable pour en déduire, comme Feyeraben, que la démarche scientifique n'est qu'un discours creux: c'est confondre ici la carte et le terrain!
- Le recours exclusif à l'expérience laisse entendre, depuis le début de la formation des élèves et jusqu'à son terme, qu'il existerait une véritable logique de la découverte scientifique; analogue dans sa structure à une démonstration mathématique et popularisée par des acronymes tel O.H.E.R.I.C. et autres...
Pourtant, il est de notoriété publique que dès 1926 les travaux de K. Popper (14) ont montré qu'une telle prétention est vaine. L'élève a l'image d'une science faite d'une calme succession d'expériences et de conclusions, bien rangées, qui se superposent successivement pour aboutir aux connaissances actuelles. On construit pour lui une représentation pyramidale de l'historicité épistémologique. Ainsi, la nature essentiellement polémique de la discussion des découvertes est systématiquement occultée, alors qu'elle peut constituer un excellent moyen de stimuler l'attention des élèves.
- L'expérience ne tire son sens que de l'interprétation qui en est faite (15). On chercherait en vain une initiation à l'interprétation expérimentale dans les programmes de science. Les plus souvent, l'expérience est présentée (rarement réalisée....) de façon à orienter la réflexion sur un plan univoque, en obérant la multiplicité des facteurs qui peuvent influencer le résultat obtenu. Là encore, les TPE et leurs avatars peuvent constituer une occasion unique de réaliser un vrai travail expérimental, pour peu que les conditions matérielles le permettent. C'est l'occasion de réaliser que l'expérience, loin d'être un moyen d'apporter une réponse à un problème, suscite en fait de nouvelles questions, ouvre la voie à de nouveaux problèmes qui se font jour lorsque le moment est venu d'interpréter et d'incorporer ses résultats au corpus des connaissances disponibles.
- L'accent mis délibérément sur l'expérimentation se réfère en fait à la science expérimentale "idéalisée" et positiviste du XIXème siècle: nulle trace des procédés typiques de la science actuelle: observation et expérimentation certes, mais aussi interprétation, modélisation, abstraction, simulation, comparaison avec ce qui existe et discussion, mise en forme et publication, corrections et remises en causes, discussions, inclusion dans un modèle plus vaste et retour à l'observation... (16) Cette dernière est aussi survalorisée, alors qu'elle est plus que faillible: on ne peut qu'affecter de croire que la construction d'hypothèse à soumettre au verdict de l'expérience se construit uniquement à partir des données observées, sans prendre en compte les mécanismes variables de l'appropriation du phénomène observé, de sa correspondance interne aux conceptions de l'observateur(17), à ses buts et à son histoire. Cette appropriation, cette connaissance venue de l'intérieur, peut fort bien déboucher sur la prise en compte des caractéristiques individuelles du chercheur, souvent négligées dans notre approche: la recherche n'est pas un processus purement rationnel, loin de là (18), et c'est aussi, tout simplement, l'art de ceux qui aiment la science!
- Claude Bernard lui-même, à la fin de son introduction à la médecine expérimentale, signalait que "si un phénomène se présentait dans une expérience avec une apparence tellement contradictoire qu'il ne se rattachât pas d'une manière nécessaire à des conditions d'existences déterminées, la raison devrait repousser ce fait comme non scientifique". C'est pourtant ce fait qui est un appel à la raison, de par son existence même! Lorsque Fleming se trouve confronté à un fait imprévu, il ne fait pas alors une expérience. S'il néglige l'imprévu, ce qui ne rentre pas dans sa pratique, alors il passe à côté de la découverte! Autre exemple plus récent, en 1992, lorsque le premier télescope à fluorescence entra en service, un "phénomène contradictoire" se produisit: l'instrument détecta une particule élémentaire d'origine cosmique transportant une énergie si grande (3 x 1020 eV, celle d'une balle!) que ce fait expérimental fut d'abord rejeté comme un simple dysfonctionnement de l'appareil. Il fallut toute l'opiniâtreté d'un jeune physicien pour qu'après plusieurs années cette observation soit enfin reconnue! (19) La découverte, est, par essence, le terrain de confrontation avec le fait inconnu, pas avec le fait attendu. Le fait attendu peut d'ailleurs fort bien se trouver créé de toutes pièces par une interprétation subjective des résultats expérimentaux: ainsi René Blondlot identifia-t'il en 1903 les fabuleux rayons N, qu'il voulait observer, et de nombreux scientifiques de premier plan (Becquerel, Berthelot...) appuyèrent ses conceptions illusoires, voire observèrent eux aussi ces rayonnements aussi protéomorphes qu'inexistants.
Mieux encore, au niveau de la modélisation biologique, la construction patiente des schémas décrivant l'interaction des différentes hormones montre comment une théorisation, une abstraction constructive est nécessairement venu se superposer et ordonner les faits mis au jour par l'observation et l'expérience (20). Un exemple de cette abstraction constructive peut nous être aussi fourni, en biologie moléculaire, par les systèmes de contrôle de l'expression génétique: l'opéron lactose, par exemple, a été décrit comme une application de concepts cybernétiques au monde du vivant. Pourtant, que de résistances, à l'époque, à cette approche expérimentale de la régulation de l'activité des gènes par le milieu! Cette résistance n'était pas tant fondée sur les insuffisances réelles du modèle que sur son approche "réductionniste" (et pourtant toujours expérimentale) des phénomènes du vivant, approche contribuant à alimenter une "guerre des biologies" dont nous pouvons encore observer, dans nos programmes officiels, les derniers avatars! Ici encore l'approche expérimentale n'est qu'un déclencheur de la démarche scientifique, mais la pluralité des interprétations possibles pour un même résultat lui confère un statut ambigu: l'expérience n'est plus, contrairement à sa présentation dans notre univers pédagogique, une "preuve" mais un simple indice dans un processus d'enquête qui la contient, la régule et finalement la dépasse.
La nécessité de la modélisation est loin, cependant, de constituer un phénomène récent: déjà Descartes proposait de reconstruire un monde fictif, modelé sur le réel, pour mieux comprendre ce dernier. Cette modélisation est en elle-même une source de nouvelles découvertes: ainsi en est il, en physique, du modèle standard qui prédit l'existence et motiva la découverte de particules inconnues comme le boson Z0, ou plus anciennement de l'émergence du concept de champ, concept qui se révéla en fait correspondre ultérieurement non à un artifice de calcul mais bel et bien à la réalité intrinsèque au monde subatomique. C'est précisément cette efficacité de la démarche scientifique qui la distingue des discours sociologiques voulant la ramener à une simple convention sémantique et qui se trouvent bien en peine d'expliciter de façon convaincante cette emprise sur une réalité non encore existante, mais potentiellement définie.
Les pauvres heures de la simulation
La simulation est également la grande absente de nos enseignements "expérimentaux", c'est pourtant le lien entre le modèle et l'expérience. Elle conserve mauvaise presse dans l'enseignement, et sans remonter jusqu'à Platon, qui en voyait le degré le plus bas de la réalité (21), sa réhabilitation en tant que "réel reconstruit "par Nietsche puis ses succès dans le monde scientifique moderne ne trouvent que fort peu d'échos dans l'enseignement des sciences, encore nettement marqué par l'empirisme. Comme le remarquent M. Grobois & al. dans leur étude (22): "Essentiellement, l'accession au savoir biologique se fait sous la marque d'une conceptualisation empiriste qui ne correspond plus à la science moderne. "
La simulation dans l'enseignement présente pourtant un double intérêt:
- pouvoir être construite à partir du réel, intégrée dans une approche globale puis testée. On aboutit à une modélisation numérique dans laquelle nous pouvons faire varier des paramètres sur lesquels nous ne pouvons intervenir, ou qui se déroulent sur une échelle de temps trop importante pour nous les rendre accessibles, à nous autres scientifiques mais plus encore à nos élèves !
- permettre la réalisation "d'expériences impossibles" (peuplons un territoire virtuel d'un assortiment d'animaux et de végétaux, laissons tourner la simulation et revenons 10000 ans plus tard: pourquoi tous nos carnivores sont-ils morts? Pourquoi ne reste-t'il plus de sapins? Comment des plantes sont-elles arrivées sur cette île où nous n'avions rien semé? - 23).
Pourquoi cette réticence à simuler, alors que le lent et progressif équipement informatique des collèges et surtout des lycées semblerait de prime abord permettre plus facilement cette pratique? La crainte souvent exprimée est celle d'un éloignement de la réalité, de la perte du sens du "concret", d'un remplacement de "l'expérience" par la simulation, c'est à dire par un simulacre... Cependant, entre le 0 et le 100%, n'y aurait-il pas place pour un usage limité et raisonné de cette technique? Faudra-t'il encore longtemps avant de se rendre compte qu'une simulation bien conduite est une expérience authentique, et qu'elle ne prend son sens que par un retour au phénomène réel qu'elle a contribué à expliciter? Loin de distendre le lien entre le réel et le virtuel, la simulation contribue a contrario à enrichir le réel de notre réflexion. Ainsi, la simulation des procédés évolutifs a pu conduire à l'élaboration d'algorithmes auto-adaptatifs capables d'optimiser la résolution de problèmes de mécanique, de logistique, de calcul ou d'ingénierie (24). La conception de matériaux nouveau est basée sur des simulations d'une efficacité étonnante (25) et la possibilité de simuler le comportement de molécules diverses dans un environnement virtuel offre aussi de nouveaux moyens à la pharmacologie et à la biochimie (26).
La démarche expérimentale, partie émergée de l'iceberg de la pensée scientifique
Nous voyons donc que la démarche expérimentale, pour indispensable qu'elle soit, est cependant a utiliser avec précaution: se fonder sur elle pour bâtir une démarche théorisée présentée comme scientifique revient en fait à négliger à la fois l'apport épistémologique du siècle dernier (cybernétique, théorie des systèmes, biologie théorique...), les enseignements tirés de l'histoire des sciences et la pratique quotidienne de la recherche authentique. On peut d'ailleurs remarquer que ces questions, qui se poseront avec une acuité renouvelée dans le futur de l'enseignement de la biologie, ont été résolues de facto au niveau de l'enseignement de la physique, qui a abandonné depuis bien longtemps la prétention de décrire, au niveau de l'enseignement secondaire, le réel du laboratoire (27), pour se limiter à des savoirs opérationnels, conceptuellement satisfaisants et cohérents même si, par ailleurs, ils se révèlent actuellement scientifiquement dépassés (atome de Bohr par exemple): ce sont des "modèles didactiques" dont la prétention se limite à "faire comprendre", de façon imparfaite, mais accessible, un phénomène autrement plus complexe que ce que l'on en dit.
L'enseignement, non pas de la démarche expérimentale mais bien de la démarche scientifique (qui s'en distingue, nous l'avons vu, sur bien des points) nécessite donc de disposer d'un luxe qui hélas ne nous est pas actuellement accessible (et ne saurait, vu la multiplicité des disciplines et la limitation du temps de travail des élèves, nous échoir dans l'avenir): du temps! Exiger des professeurs un enseignement réellement basé sur l'intégration des processus expérimentaux en sciences tout en les enjoignant de parcourir l'intégralité d'un programme conçu sans réellement tenir compte de cette exigence s'apparente à la résolution quotidienne de la quadrature du cercle. Bien que des "dispositifs de remédiation" divers (TPE, travaux croisés puis itinéraires de découvertes...) tentent de remédier à cet état de fait, ils ne sauraient constituer une solution au déficit temporel résultant d'une réelle approche expérimentale et individualisée des problèmes rencontrés dans l'arborescence envahissante des programmes actuels (sans parler ici des difficultés pratiques: locaux, équipement...).
ll nous faut donc mettre davantage l'accent sur non seulement la démarche expérimentale, mais bel et bien sur la pensée scientifique, qui s'en distingue nettement, car comme le prophétise sombrement P. Nouvel (18): "si le goût pour la science se perdait, si l'art d'aimer la science cessait d'être cultivé, la science s'arrêterait". Voilà qui sonne comme un avertissement salutaire à l'heure où des mercenaires de l'obscurantisme, agissant sous couvert du concept flou de citoyenneté, s'arrogent le droit de détruire sans réelles conséquences, avec l'approbation tacite d'une bonne part de la population et de ses représentants élus, les laboratoires dont les recherches ne correspondent pas à leur vision du monde. A n'en pas douter, nous devrons dans l'avenir restaurer une image positive de l'activité scientifique et de l'expérimentation en un temps où celle-ci commence à être envisagée comme étant un synonyme de danger, d'agression contre "l'état de nature" cher aux nouveaux émules de John Ludd.
"Le progrès des connaissances et des technologies rencontre un scepticisme croissant pouvant aller jusqu'à l'hostilité, et l'aventure du savoir ne suscite plus l'enthousiasme sans réserve dont elle faisait l'objet il y a quelques décennies" (28).
Il est plus que temps pour nous que l'on nous permette d'enseigner la science de ce siècle, sous peine de ne plus en trouver beaucoup dans celui qui suivra.
R.Raynal
Professeur
Dr de l'université de Toulouse
Références
1 - Lecourt D. L'enseignement de la philosophie des sciences. Rapport au ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie. 1999
2- Godin B, Davignon L. Les chercheurs et la culture scientifique. INRS (Québec) - 11/1997
3 - Jacob F., La statue intérieure, ed. O. Jacob, 1987
4 - K. Mullis. L'amplification des gènes - La génétique humaine, dossier Pour la Science, avril 1994,18-23
5 - R. Gallo. Chasseur de virus - ed. Robert Laffont, 1991
6 - Bernard C. Introduction à la médecine expérimentale.
BNF: http://gallica.bnf.fr/scripts/ConsultationTout.exe?O=87583&T=2
7 - "La réaction vitale des tissus n'est ni chimique, ni physique; la désagrégation des tissus est physique et chimique. Il y a entre les deux ordres de phénomènes une ligne de démarcation tranchée". C. Bernard, 1856.
8 - Bunge, la investigacion scientifica (Scientific research strategy and philosophy), ed Ariel, Barcelona, 1969
9 - Kuhn T- la structure des révolutions scientifiques 1962, Flammarion 1983
10 - Liautard JP, Alvarez-Martinet MT, Féraudet C, Torrent J. La protéine prion: structure, dynamique et conversion in vitro. Médecines/sciences 1, vol.18, 01/2002,62-67
11 - Griffith J.S. - Nature 215, 1967,1043
12 - Mayr Ernst. Histoire de la biologie - tome 2 - ed. livre de poche-références - 709-710
13 - Bouchard S. Des mouches et des hommes, dans un laboratoire japonais de génétique du comportement. médecine sciences 12, vol 17, décembre 2001
14 - Popper K. la logique de la découverte scientifique, Payot, 1973
15 - Poincaré H. La science et l'hypothèse. Flammarion, 1909: "Comme l'expérience n'a de sens que relativement à une théorie, il devient alors possible de l'interpréter dans des langages ou des théories différentes et même de la " corriger " pour qu'elle se laisse ainsi interpréter."
16 - Raynal R., Cortie C. Les modèles expérimentaux en biologie - conférence à l'usage des professeurs de philosophie, 1995
17 - Kant E. Critique de la Raison Pure (préface de la 2nde édition). PUF, 1967
"la raison ne voit que ce qu'elle produit d'elle-même d'après ses propres plans et qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements "
18 - Nouvel P. La logique des affects. H.S. Science & avenir, 04/05 2001, 73
19 - Boratav M, Suomijärvi T. Les rayons cosmiques d'énergie extrême. Pour la Science 292, 02/ 2002, 66-73
20 - Parrochia D. L'expérience dans les sciences: modèles et simulations. Université de tous les savoirs "qu'est ce que la vie?" vol1, 194-203
21 - Platon. République, VI, 511
22 - Grosbois M, Ricco G, Sirota R. Du laboratoire à la classe, le parcours du savoir : étude de la transposition didactique du concept de respiration. ADAPT/CNRS, 1992
23 - Exemple d'activités réalisables avec le logiciel sim life de l'éditeur Maxis, 1992
24 - Hut P., Sussman G. Simulations numériques et recherche scientifique - Pour la science 122, 12/1987, 118-127
25 - Blase X., Jensen P. Les matériaux virtuels. La recherche 352, 04/2002, 40-44
26 - Cohen N.C, Blaney JM, Humblet C, Gund P., Barry D.C. Molecular modeling software and methods for medecinal chemistry - J. of medecinal chemistry 33, 3, 03/1990, 883-894
27 - Hulin M. Le mirage et la nécessité. Palais de la découverte/presses de l'ENS, 1992
28 - Eurobaromètre, commission européenne 2001
Pour aller plus loin:
· Lakatos I. Preuves et réfutations, Hermann, 1984
· Bachelard G. Le nouvel esprit scientifique - Vrin, 1975
· Canguilhem G. "Modèles et analogies dans la découverte en biologie - étude d'histoires des sciences, Paris, Vrin, 1975
Mots-clés: Démarche expérimentale, pensée scientifique, histoire des sciences, épistémologie