Les prêcheurs du mot savant

Un jour que Zarathoustra se promenait sur une plage non loin de la ville chère à son cœur qui se nomme “La vache multicolore”, il vit venir à lui dans un nuage de poussière une troupe de doctes au verbe haut, environnés d’enfants, qui, lorsqu’ils virent Zarathoustra et les siens, ramassèrent des poignées de sable et les jetèrent vers Zarathoustra en apostrophant ses disciples :
- “ Agneaux que vous êtes entourant un loup, êtres sans repères qui voulez recevoir un savoir plutôt que de le chercher en vous même, dispersez-vous et par le pouvoir de la divine parole, trouvez la vérité en vous - mêmes, mendiants que vous êtes ! “

Alors, la figure de Zarathoustra se fit d’airain, il retint l’ardeur de ses disciples et dit:
“ En vérité, voici venir ceux que je nomme les prédicateurs de la vertu enseignante, mais retenez vos coups, car même sous la gangue de leurs langues lourdes peut parfois se trouver quelque gemme précieuse qu’il faudra mettre au jour.”
Et, délaissant les siens, il s’en fut vers le groupe des prêcheurs jargonnant, et s’adressa à eux sans se mêler à leur foule:

“ Mes frères, vous moissonneurs des mots, votre esprit se pense agile à ramener dans ses filets les rocs avec lesquels vous dites bâtir les socles de nos pensées, mais vous êtes des phtisiques de l’âme, à peine nés et déjà vous vous languissez des doctrines de la fatigue et de la renonciation. “Apprendre n’est que souffrance” dites-vous, et ce faisant tachez donc, vous, de cesser d’apprendre! Votre plaisir est de pérorer en troupeau, mais votre plaisir de troupeau est plus ancien que le plaisir du moi, et aussi longtemps que votre bonne conscience se nommera troupeau, seule la mauvaise conscience dira “moi”. Vous pensez trouver la vérité auprès de votre prochain, parce que vous vous cherchez vous-même. Le saviez-vous ? Ceux qui se désaltèrent à ma source ne sont pas enfants qui vont cherchant leur reflet, mais voyageurs avides de découvrir le grand midi de la connaissance, fêtant le chemin qui conduit au soir comme un espoir le plus haut, car il conduit à un nouveau matin. Ainsi, vous avancez, bouffis de certitudes, mais je ne suis pas dans votre mouvement qui obstinément trace les mêmes cercles dans les sables de la connaissance. Pour vous je suis une volonté et un chemin, et vous êtes semblables à des bergers nantis de petits esprit et d’âmes vastes. Mais, mes amis, quels pays exigus sont même les âmes les plus vastes !
Mon âme, mes frères n’est qu’une fontaine jaillissante qui se réjouit des présents de lumière que prodiguent ceux qui ont liberté de me suivre. Ils prennent ce que je leur donne: mais touché-je encore leur âme ?
Il y a un abîme entre donner et recevoir: et c’est l’abîme le plus petit qu’on ne peut recouvrir qu’en dernier, et c'est lui qui demeure caché à jamais à vos yeux scrutent vos brumes intérieures. Car chez vous qui prônez le plaisir, je ne vois nulle réjouissance et seules la tristesse et la lourde poussière sourd de vos bouches lorsque vous discourez !
Et je vous vois tels des soleils traçant leurs orbes dans des espaces désolés: vous voulez parler à tout ce qui est sombre par vos lumières, mais pour moi, vous êtes muets.
Ô ceci est l’inimitié de la lumière pour tout ce qui éclaire ! impitoyable, elle va sa route ! Pleins d’hostilités au fond du cœur contre tout ce qui éclaire, glacés pour d’autres soleils, ainsi gravitez-vous, mes soleils, ivres de vos lumières et oublieux de nos ombres.

Car où y a t’il connaissance? Là où il faut vouloir pour que l’image devienne réalité et chemin, et que l’horizon toujours défile comme l'incessant flux et reflux sur les plages du savoir. Ainsi sera votre malédiction, adeptes de la connaissance pure dans les mots lâchés aux vents, de ne donner naissance à rien. Mes mots à moi sont tordus et de peu d’importance, tombés parfois de votre table où je fus un jour convié, mais suffisant pour dire la vérité aux hypocrites! Même Zarathoustra fut jadis dupe de vos dépouilles divines, il n’a pas su deviner le nœud de vipères dont elles étaient bourrées! Mais je me suis approché de vous, et le jour s’est fait pour moi - et le voici qui vient pour vous. Regardez avec quelle impatience il s’élève au-dessus de la mer de la connaissance ! Ne sentez-vous pas sa soif et son haleine chaude ?
Ainsi la connaissance veut sentir le baiser des soleils, mais elle veut aussi être aspirée par la soif, elle veut devenir lumière elle-même en l’Homme engagé vers demain!
Et voilà ce que j’appelle connaissance: tout ce qui est profond doit monter à présent jusqu’à la hauteur de mes espérances”

Ainsi parlait Zarathoustra

(
Que les mânes de Nietzsche me pardonnent de lui avoir ainsi emprunté son Zarathoustra)