Dans les abysses: une vie indépendante du soleil

mise à jour le 7/02/2008




fumeur
En 1977, J Corliss (1) découvre (avec l'aide de JC Ballard et du submersible Alvin!) des formes de vies dans ce que l'on prenait pour un désert: à 2500 m de fond sous l'océan, près de sources hydrothermales chaudes, vivent des vers tubicoles géants (2m), les riftia. Ils supportent une pression de 250 atmosphères, des températures de plusieurs centaines de degrés, un environnement acide et riche en gaz "toxiques". (Un sujet de réflexion pour tous ceux qui déclarent péremptoirement un milieu "impropre à la vie" parce qu'il n'est pas assez confortable pour leur grand-mère !).
Ci-contre : une source hydrothermale profonde (fumeur noir) Image extraite de la BA du film "alien of the deep - J Cameron.

Depuis leur découverte, plus de 500 espèces différentes ont été identifiées au niveau des sources hydrothermales profondes. C'est donc un véritable écosystème indépendant de l'énergie solaire qui a été mis en évidence. Ainsi, en Mars 2009, l'équipe de Derek Lovley/ (UMass Amherst) a rapporté la découverte d'une souche bactérienne, similaire à Pyrolobus fumari, vivant à 121 °C sur une de ces sources hydrothermales profondes. Une température de 130°C a été nécessaire pour détruire cette souche microbienne vivant habituellement à 2400m de profondeur. (New scientist - 28 Mars 2009)


J.Corliss suppose que les premières formes de vies se sont formées en profondeur, près de ces sources chaudes. Elles auraient tiré leur énergie des gaz "toxiques" produits à ce niveau. Leur grande profondeur les aurait protégés du rayonnement solaire et des impacts météoritiques.

L'analyse des gaz émis par un fumeur noir ("rainbow"), réalisée par le Nautile, donne la composition suivante:

- H2 45 %
- CH4 6 %
- CO 43 %
- N 4 %
- H2S 2%

Ces molécules sont à la base des "chaines alimentaires" locales. Si la vie est apparue dans ces structures, elle a dû se constituer dans un milieu de composition voisine à celle observée ici et a dû utiliser, dans les premiers métabolismes, ces molécules.
C.Woese, en étudiant le matériel génétique d'unicellulaires, a mis en évidence l'existence de bactéries en apparence très primitives, les
archéobactéries. Elles tirent leur énergie de composés chimiques dissous, résistent à de fortes températures et à un environnement semblable à celui des sources "fumeurs noirs" ou vivent les riftia.
Progressivement, des analyses génétiques situent l'ancêtre commun des cellules chez les archéobactéries. La vie serait donc apparue au niveau des "fumeurs noirs", dans un milieu très chaud. Un écueil cependant; la durée de vie de ces sources ne dépasse pas actuellement quelques dizaines d'années.


La chimie prébiotique de ces milieux à forte pression et température a été étudiée par de nombreuses équipes (4), bien que des grandeurs telles que le pH où le potentiel redox du milieu n'aient pas toujours été prises en considération. Toutefois, il apparait clairement que de nombreuses voies de synthèses opèrent rapidement de ces milieux, comme par exemple la synthèse d'acides aminée par la voie de Strecker (conduisant aux AA en milieu chaud et acide). Par contre, les réactions attendues pour la synthèse d'acides gras ou de glucides ( par hydrogénation de CO, type Fischer-Tropsch) n'ont pas encore été caractérisées expérimentalement.


D'autres milieux extrêmes abyssaux: les suintements froids (cold seeps):

Un suintement froid (découverts 10 ans après les fumeurs noirs) est une zone des abysses où se dégagent des sulfures d'hydrogène, du méthane et d'autres fluides riches en hydrocarbures. Contrairement aux sources hydrothermales, ils sont à la même température que les eaux environnantes et perdurent pendant de longues durées (plusieurs siècles).

coldseep1

Ci-dessus : Les "rives" d'un coldseep, par 800 m de fond dans le golfe du Mexique, sont recouvertes de moules abritant des bactéries symbiotes. Images extraite du programme "Deep blue" de la BBC, que je ne puis que vous conseiller vivement de vous procurer; les 3 DVD vendus à prix d'ami valent le détour!

Ils ont l'apparence de "lacs sous-marins ", de trous dans le fond océanique rempli d'eau très salée, dense, dont les rives sont envahies de moules géantes et d'autres êtres vivants (annélides, vers...) extraordinaires.

-> Lien vers la Pennsylvania state university et ses films sur ces êtres vivants.

Depuis leur découverte, ces régions, ont permis de caractériser tout un ensemble d'êtres vivants qui leur sont spécifiques et constituent des environnements où la base de la chaine alimentaire est constituée de bactéries méthanogènes.
Ces bactéries se retrouvent incorporées dans les tissus des êtres vivants découverts: dans les branchies des moules où l'organe géant, le trophosome, des vers tubulaires (cet organe remplace le tube digestif) qui extraient directement H2S du sol, constituant des "forets" de vers au voisinage des suintements.



Avantages:

Cette théorie cadre parfaitement avec ce que l'on sait de l' arbre généalogique des cellules. De plus, les conditions physiques à l'époque de l'apparition de la vie militent en faveur d'organismes primitifs apparus à des températures proches de 100°C et sous forte pression.

Problèmes à résoudre:
Il est à peu près sûr que l'ARN soit apparu avant l'ADN. Mais l'ARN est détruit facilement à haute température, alors que l'ADN y résiste davantage! C'est pour cela que P Forterre remet en question cette hypothèse. Cependant, une origine "chaude" de la vie reste probable. (lire à ce sujet l'excellent article de P. Forterre - La recherche 317 - 02/1999 - 36-43) . Actuellement, le choix entre une origine chaude ou froide pour les premières formes de vie reste âprement discuté, comme le montre le travail suivant:

Des généticiens français (2) ont comparé et étudié la résistance à la chaleur d'ARN d'organismes divers (bactéries thermorésistantes, normales, unicellulaires, végétaux et animaux...). Selon l'environnement d'origine de l'ancêtre commun le plus récent de ces organismes, la composition des ARN étudiés change légèrement. Ils en ont déduit que l'ARN du plus récent ancêtre était probablement trop fragile pour résister à de fortes températures. Cependant, un réexamen minutieux de ces travaux laisse planer un doute sur leur fiabilité (3). L'hypothèse "haute température" paraît revenir en force...
Mais bien des zones d'ombres subsistent:

En effet, pour permettre la concentration des composés prébiotiques sur des surfaces minérales en prélude à leur polymérisation, il est nécessaire d’obtenir de nombreuses liaisons faibles, ce qui est favorisé dans des conditions de basse température (5). D’autres procédés permettent de concentrer les réactifs: évaporation du solvant, piégeage dans les lagons fermés inondés par les marées, congélation du solvant avec concentration des réactifs (particulièrement efficace pour concentrer les monomères aboutissant à une synthèse d’oligonucléotides - 6).
De plus, les basses températures offrent l’avantage de maintenir les liaisons H nécessaires au repliement et à la conformation des premières “biomolécules”, qui sont plus stables, mieux conservées à basse T (l’ADN fossile est ainsi préservé 100000 ans dans un environnement polaire, contre 10 à 100 fois moins longtemps dans un environnement plus tempéré). L’ARN, quant à lui, est encore plus fragile! (7).

Les métabolistes, eux, font démarrer la vie sans hérédité, par de simples chaines de réactions chimiques associées à des surfaces. Les environnements hydrothermaux seraient optimaux pour cela, mais pour l’instant aucune réaction autocatalytique n’a été proposée dans cet environnement, qui ne subsiste d'ailleurs que quelques années.
Les réactions incriminées peuvent aussi se dérouler à basse température (comme pour le pétrole* se formant lentement entre 50 et 175 °C, ou plus vite à 300°C, mais plus abondant avec pour origine une formation lente).
Autre difficulté: alors que la formation des premiers peptides est favorisée à haute température, leur destruction par hydrolyse l'est aussi: impossible alors, sans un mécanisme ad hoc, d’obtenir des peptides suffisamment concentrés.
Bada et Lazcano (7) rappellent opportunément que “la vie que nous connaissons est un mélange de chimie et d’information” et considèrent que l'apparition et le développement de la vie ont nécessité de longues périodes froides entrecoupées d’épisodes sélectifs plus chauds liés à des impacts majeurs lors de l’Archéen.


Quelques références :

1 - Corliss & al. Océanol.Acta 4, 59, 1981
2 - Galtier N., Gouy M. et Tourasse N. in Pour la science 257, mars 1999 p.32; Galtier N.& al. - Science 1999, 283, 220-221
3 - Di Giulio MJ - The universal ancestor lived in a thermophilic or hyperthermophilic environment. Theor Biol 2000 Apr 7; 203(3): 203-13
4 -Holm NG, Andersson E. Hydrothermal simulation experiments as a tool for studies of the origin of life on Earth and other terrestrial planets: a review. Astrobiology. 2005 Aug; 5(4):444-60.
5 - S. J. Sowerby, C.-M. Mörth, N. G. Holm, Astrobiology 1, 481 (2001).
6 - A. Kanavarioti, P. A. Monnard, D.W. Deamer, Astrobiology 1, 271 (2001)
7 - Jeffrey L. Bada and Antonio Lazcano. Some Like It Hot, But Not the First Biomolecules. Science 296, 14 juin 2002


* Ce fait est assez peu signalé, mais bien que l'essentiel du pétrole se forme a partie de la matière organique présente dans les sédiments grace à une série de réactions géochimiques qui se déroulent à des températures allant de 50 à 175°C sur des périodes de plusieurs millions d'années: avec des températures de l'ordre de 300 à 350 °C, comme dans les fumeurs noirs,
la formation de pétrole peut se faire en un siècle seulement !