Des ronds dans l’eau
Quelques approches de la turbulence

Novembre 2005


“À Dieu, je demanderai: pourquoi la relativité et pourquoi la turbulence? Je suis persuadé qu'il pourra répondre seulement à ma première question. “ W. Eisenberg.

Souvenons-nous de l’époque où, curieux, nous jetions des petits morceaux de bois dans une rivière: nos esquifs improvisés ne suivaient jamais le chemin que nous avions naïvement prévu, glissant de gauche à droite, revenant en arrière, accélérant ou ralentissant, tourbillonnant... L’écoulement turbulent de l’eau défait nos capacités enfantines à prévoir le déplacement de notre bateau imaginaire.

Ce défi reste toujours d’actualité, car aucune théorie n'a encore réussi à expliquer comment naissent les tourbillons et comment ils évoluent. Toutefois, même si, comme le notait R. Thom, prédire n’est pas expliquer (1), des progrès ont été accomplis dans la modélisation et l’étude des écoulements liquides dans les lits de rivière. Ils sont l’occasion de faire le point sur les implications physiques de ce phénomène aussi troublant que commun: la turbulence.
Il ne s’agit pas là d’un problème de physique purement théorique: l’ensablement des rivages et l’envasement des barrages, la dispersion de substances comme les métaux lourds où la réalisation de mélangeurs imposent une meilleure connaissance de la turbulence générée par l’écoulement de l’eau sur des matériaux rugueux.
Les spécialistes de l’hydrodynamique ont mis en évidence l’existence de plusieurs types de mouvement des fluides générés par le frottement contre des obstacles (éjection, échappement et écoulements différentiels), mais nous allons voir que de nouveaux comportements, inattendus, sont causés par les interactions entre les précédents: la complexité du comportement émerge à partir des influences réciproques de mouvements plus simples.
Ces différentes structures se répartissent, dans l’espace, entre zones de production et de dissipation. Une des difficultés majeures de la leur étude est causée par le fait que l’écoulement sculpte le fond des cours d’eau, et que la forme de ce dernier conditionne à son tour l’écoulement: le fluide et son milieu sont, au point de vue dynamique, indissolublement liés.

Régulier ou turbulent ?
Afin de savoir si l’on se situe en régime régulier (dit laminaire) ou turbulent, les scientifiques utilisent le nombre de Reynolds R=UY/v (U vitesse du fluide, Y profondeur, v viscosité): plus R augmente, plus l’écoulement d’un fluide est turbulent. Nous voyons que la turbulence apparaît lorsque vitesse et profondeur augmentent dans un fluide, mais aussi que, si ces paramètres sont égaux, plus un fluide sera visqueux et moins il sera sujet à un écoulement turbulent. Dans la pratique, plus le nombre de Reynolds augmente et plus il apparaît de tourbillons dans le fluide.
En 1823, C. Navier et, plus tard, G. Strokes ont obtenu une équation permettant de décrire tous les types d’écoulements. Le problème de la turbulence devrait donc être résolu, mais avoir une équation ne suffit pas: il faut la résoudre! Malgré le renfort du mathématicien Kolmogorov, un des pères de l’étude de la complexité, qui s’est appuyé sur le caractère fractal des vortex (un gros vortex transférant de l’énergie cinétique vers de plus petits, qui à leur tour en alimentent d’autres encore plus petits, etc....), personne n’y est parvenu dans le cadre de l’étude de la turbulence, et les meilleures solutions ne sont qu’approchées, dans des milieux simplifiés, au prix de longues heures de calcul. Les écoulements ne sont pas prédictibles, leur sensibilité à d’infimes variations des conditions initiales est telle que, même s’ils sont régis par des équations parfaitement déterministes, leur comportement ne peut être prévu à long terme. Nous sommes donc toujours incapables de calculer les forces de traînées qui s’opposent, par exemple, au déplacement d’un navire, d’une auto ou d’un avion: elles ne peuvent qu’être observées et mesurées qu’en soufflerie.
L’observation des milieux naturellement turbulents peut-elle constituer un moyen d’étude lorsque le calcul se révèle impuissant ? Pour le savoir, observons donc le banal écoulement d’un cours d’eau et les tourbillons qui s’y forment...

L’éjection du lit (où le réveil sonne pour la pratique)
Il s’agit ici de mouvements découlant de conséquences théoriques de la mécanique des fluides, qui, bien que n’ayant pas encore été formellement identifiées en milieu naturel, sont particulièrement adaptées pour décrire les phénomènes se produisant à l’interface entre un fluide mobile et un support solide de rugosité homogène. Ces mouvements sont provoqués par les différences de vitesses et de masse entre les différentes couches de liquides contournant un obstacle lisse (à leur échelle, comme un galet, par exemple). Ces “jets” ont une taille de quelques mm, mais si le nombre d’obstacles augmente (un lit de galets, et non plus un seul) alors la viscosité de l’eau, localement augmentée, permet à ce jet d’atteindre une taille variant entre 8 et 12 cm (2): la multiplicité des événements discrets aboutit à un comportement d’ensemble différent de la somme des différents contributeurs.
Les éjections, comme leur nom l’indique, tendent à faire lentement remonter le fluide vers la surface en le faisant tourner sur lui même, éjectant ainsi le particules les plus petites du lit d’une rivière et les faisant petit à petit progresser vers une nouvelle zone de dépôt.

L’ échappement (libre)
Ces mouvements réguliers sont provoqués par l’interaction entre le mouvement de la majorité du fluide et la perturbation de ce mouvement induite par un obstacle hémisphérique.
L’obstacle provoque une importante baisse de la vitesse du fluide, ce qui provoque la formation de tourbillons “en fer à cheval” lorsque le fluide accélère de nouveau. Dans un cours d’eau, cela aboutit à une superposition de mouvements lents, vers la surface, et rapides en direction du lit (3). Mais alors que ce type de mouvement est bien caractérisé pour des nombres de Reynolds < 3500, il a été observé dans le milieu naturel au-delà de R= 100000 ! Ce désaccord entre théorie et expérience montre que les différents échappements influent les uns sur les autres, se renforçant ou s’annulant, interférant donc de façon destructive ou constructive.
Dans ce cas aussi, le comportement global émerge non de la somme, mais de l’interaction des mouvements fondamentaux. Le réductionnisme classique trouve ici une limite.
D’autres approches peuvent donc être mises en jeu. C’est le cas, par exemple, du réductionnisme computationnel, lequel utilise des unités simulées informatiquement, obéissant à des règles simples, mais dont la multiplicité et l’interaction aboutissent à des comportements complexes (4).
Ainsi, des résultats remarquables ont été obtenus à partir de systèmes d’automates cellulaires, permettant de reconstituer la formation et la succession de tourbillons faisant suite à un obstacle fixe dans un écoulement turbulent. On obtient ainsi des images qui rappellent fortement les “allées de Van Karmann”, succession de tourbillons de taille décroissante s’éloignant d’un obstacle. Et ce, à partir de règles de comportement très simples, mais interagissant localement fortement et mettant en jeu un grand nombre de points donc le comportement, parfaitement spécifié, n’est cependant pas déterministe !

Les écoulements différentiels
Les études de laboratoire montrent que, sur toute l’étendue d’un fluide en mouvement, il se produit une alternance entre des zones où le fluide s’enfonce rapidement et des régions où le fluide s’élève lentement vers la surface. Vu de la surface, le fluide se présente alors comme un petit damier dynamique, chaque zone “rapide, en bas” étant entourée de 4 zones “lent, en haut” et inversement. Curieusement, on se retrouve, dans cette vue idéalisée, avec une représentation qui rappelle furieusement les grilles de pixel utilisées pour l’étude du comportement des automates cellulaires !
Le seul problème est qu’il n’existe pas d’explication à ce type d’écoulement sur des surfaces granuleuses, lesquelles provoquent une déformation du damier des vitesses, certaines zones étant comprimées, d’autres étendues, sans pour autant que cette alternance d’écoulements lents/rapides ne cesse. Ces zones d’écoulement différentiel perdurent quelques s et ont une extension de l’ordre du m (pour une épaisseur de fluide de l’ordre de 0,5 m).
Les spécialistes discutent encore de l’origine de cette étrange organisation et se partagent entre une évolution ou une coalescence d’écoulements plus petits et une propriété émergente “naturellement” des écoulements turbulents. Le problème est d’importance, car il conditionne les écoulements de fluide dans des milieux réels, mis en œuvre chaque fois qu’un objet doit se déplacer dans l’air ou dans l’eau.

Le tout et la somme des parties
Tous ces modes d’écoulement (éjection, échappement, écoulements différentiels) interagissent entre eux, ce qui complique leur étude et celle de la commande de l’écoulement global.
Ainsi, alors que pour certaines équipes les zones d’éjection prendraient naissance aux frontières entre zones de basse et haute vitesse d’écoulement; d’autres chercheurs infèrent que ce sont les écoulements différentiels qui sont formés par la coalescence de plusieurs tourbillons d’éjection. Il se pourrait d'ailleurs que, dans la réalité, les deux types d’interactions se développent, sans que l’on puisse réellement dire quelle est celle qui provoque l’autre. On peut retenir que l’une des conséquences de ces effets entremêlés est d’infléchir la trajectoire parabolique du fluide en éjection en un tourbillon, une spirale: un vortex.
D’autres efforts ont été accomplis pour lier les vortex d’échappement et les zones d’écoulement différentiel: la variation de vitesse du fluide au dessus des obstacles provoque, selon le bon vieux principe de Bernouilli (5) une variation de pression à l’intérieur du fluide, pouvant ainsi le mettre en mouvement et créant les zones d’échappement. La même analyse peut être effectuée sur tout le volume d’un obstacle, le décalage temporel entre les variations de pression au sommet et sur les côtés provoquant la formation des tourbillons, lesquels peuvent, à leur tour, accélérer l’écoulement global du fluide, générant ou renforçant les écoulements différentiels... Il est également difficile, ici, de suivre la succession temporelle des différents événements.
Dans les écoulements aussi, le comportement global d’un système ne peut être déduit de la somme des contributions individuelles de ses composantes de base, car ses dernières interagissent entre elles pour créer de nouvelles structures émergentes: Nous somme en plein cauchemar cartésien !

De bonnes résolutions
Comme si les difficultés n’étaient pas suffisantes, il est aussi nécessaire de tenir compte de la rugosité du milieu sur lesquels se fait l’écoulement: alors que sur un matériau de granularité homogène les vortex d’éjection sont plus grands que ceux d’échappement et contrôlent leur formation, c’est le phénomène inverse qui se produit lorsque le solide est constitué de grains de taille différente. Nous avons ici une inversion de causalité causée par une simple différence de milieu d’écoulement !
De même, l’écoulement différentiel est peut-être lié à la présence d’ondulations dans le milieu d’écoulement, comme les rides que nous avons tous vues sur le sable tapissant le fond de certains cours d’eau.
Mais l’origine de ces ondulations, crée par des dépôts préférentiels de sédiments, est elle-même liée à l’écoulement de l’eau! Il devient alors hautement complexe de déterminer, entre production de tourbillons et dissipation de ces derniers, quels sont les paramètres déterminants d’un écoulement.
En effet, les physiciens adorent les milieux homogènes et isotropes, dans lesquels on peut négliger nombre de paramètres et obtenir facilement des équations qui décrivent et expliquent parfaitement les phénomènes. Le seul détail qui cloche est que de tels milieux sont rares dans le monde réel et que, par conséquent, nombre de formules ne fournissent que des approximations, très fines ou grossières, de la réalité. Ce phénomène à déjà été souligné par le Physicien M. Gell Mann (prix Nobel, découvreur des quarks) qui lui a donné le nom “d’agraindissement” (7): notre façon d’appréhender un phénomène est directement lié à la résolution spatiale et temporelle de notre approche, et les lois physiques décrivant le =onde ne sont pas le même selon le degré de finesse, d’”agraindissement” de notre analyse.
Ainsi, prenons le simple écoulement de l’eau dans un tuyau: à grande échelle, nous pouvons considérer que tout le fluide s’écoule à la même vitesse, mais si nous affinons notre analyse, nous devons considérer que les frottements contre le tuyau ralentissent localement l’écoulement. A plus forte résolution, notre tuyau lisse deviendra granuleux, et les tourbillons d’éjection et d’échappement, dans leur succession temporelle, se distribueront selon la vitesse du fluide, et donc de façon anisotrope: une analyse globale deviendra alors impossible.

Et au milieu coule une rivière
Ainsi, l’échelle de la rugosité organise l’écoulement d’un fluide, modifiant et influant sur la production et la dissipation de tourbillons divers dont la répartition est fortement anisotrope. L’écoulement lui-même, dans sa globalité, ressemble davantage à une structure émergente résultant des interactions. Des vortex qui s’y développent qu’au résultat d’une sommation de l’influence de structures élémentaires.
Bien que décrit, dans des conditions idéales, par le calcul, l’écoulement d’un fluide a pu être reconstitué et simulé au moyen d’automates cellulaires évoluant en interaction à partir de règles simples, mais à l’évolution imprévisible.
Toutefois, les difficultés rencontrées ne sont pas une limite à la connaissance: les structures émergentes possèdent la propriété de pouvoir, parfois, être caractérisées par un paramètre simple en décrivant l’évolution. Par exemple, pour un tas de sable en croissance, prévoir le moment où ses flancs vont s’ébouler en calculant le mouvement de chacun de ses grains est d’une difficulté colossale, mais en fait ce phénomène ne dépend que d’un seul paramètre, aisément mesurable: la pente du tas ! C’est un agraindissement mal choisi qui rend le problème insoluble.

Ainsi, à l’heure ou certains théoriciens experts annoncent à l’orée de calculs effroyablement complexes la “fin de la physique” (8), il est réconfortant de constater que le simple écoulement d’un cours d’eau pose encore d’insondables difficultés à d’autres physiciens.
La prochaine fois qu’un théoricien des supercordes vous parlera de la fin de la physique, amenez-le donc voir couler la rivière !

Références:
1 - R. Thom. Prédire n’est pas expliquer, Coll. Champs, Flammarion
2 - Grass, A. J., Mansour-Tehrani, M., 1996. Generalized scaling of coherent bursting structures in the near-wall region of turbulent flow over smooth and rough boundaries. 41-61. Mc Lelland, édit., Coherent Flow Structures in Open Channels. John Wiley ed.
3 - Buffin-Bélanger T, Roy AG, Kirkbride AD. Essai vers l’intégration des structures turbulentes de l’écoulement dans la dynamique d’un cours d’eau à lit de graviers. Géographie physique et Quaternaire, 2000, vol. 54, n° 1,105-117.
4 - Raynal R. L 'univers tient il dans une équation ? - Effervescience 30, 01-03 2004, 20-26.
5 - Wolfram S. A new kind of science p 376-382 (entièrement et gratuitement disponible en ligne : http://www.wolframscience.com/nksonline/toc.html)
6 - Petit JP. Si on volait?. Ed Belin
7 - Gell-Mann M. Le quark et le jaguar. Coll Champs, Flammarion
8 - Greene B. L’univers élégant. ed. Folio-essais, 2005 (série TV qui en est tirée disponible gratuitement en ligne: http://www.pbs.org/wgbh/nova/elegant/program.html)