L’eau & la plante
Comment faire circuler du “sang” sans coeur ?
Juin
2003
L’application aux végétaux d’une technique d’étude des
vaisseaux sanguins éclaire d’un jour nouveau les mécanismes
de la circulation des fluides à l’intérieur des plantes.
La
circulation des fluides : une nécessité vitale
Dès qu’un être vivant dépasse la taille d’un amas de
cellules de quelques mm se pose le problème de
l’alimentation de ses cellules qui ne sont plus au contact
direct du milieu extérieur: les nutriments doivent être
apportés et l’élimination des déchets du métabolisme
cellulaire assurée. On pourrait penser que le simple
mécanisme de la diffusion suffit à réaliser ces échanges
entre les cellules situées à l’intérieur de l’organisme et
le milieu extérieur. Malheureusement, il n’en est rien: la
diffusion est un phénomène excessivement lent qui ne permet
pas la mise à disposition rapide des constituants
nécessaires à la cellule et l’élimination des produits
potentiellement toxiques de son métabolisme.
Pour s’en convaincre, il suffit d’introduire doucement une
goutte d’encre au fond d’un verre d’eau: la goutte conserve
longtemps sa coloration, et la diffusion de l’encre dans le
verre réclame plusieurs heures... Pour parer à cette
inefficacité de la diffusion, les êtres vivants
pluricellulaires ont donc dû développer des moyens
permettant de relier chaque cellule au milieu extérieur. Si
les animaux ont pour cela développé un milieu liquide
circulant, le sang, mu par des contractions musculaires;
les végétaux ont été confrontés à une problème plus ardu
dès qu’ils quittèrent le milieu marin: comment créer un
système de circulation sans organes en mouvement, sans
contractions, sans muscles? Nous allons voir que
l’évolution a sélectionné une solution particulièrement
efficace, élégante et économe en énergie: une circulation à
“coeur” solaire...
Deux
sèves, deux sangs
Contrairement aux animaux, les végétaux chlorophylliens
sont autotrophes: ils produisent eux même leurs éléments
nutritifs à partir du CO2, de l’eau et de l’énergie des
photons solaires. Les atomes que les végétaux doivent
impérativement trouver dans leur environnement en grande
quantité sont:
- le carbone, fourni par l’atmosphère sous forme de CO2
- l’oxygène, fourni encore une fois par le CO2, mais aussi
par l’eau
- L’hydrogène, l’azote, le soufre, le phosphore, le
calcium, le magnésium et le potassium sont prélevés dans le
sol, sous forme d’ions dissous dans l’eau, qui sert aussi
de source d’hydrogène. Ces ions sont transportés par la
sève “brute”, distincte autant par sa composition que par
son système circulatoire de la sève élaborée fabriquée dans
les feuilles. Les végétaux possèdent donc une “double
circulation” correspondant à leur double “système sanguin”.
• Un premier réseau de distribution assure, de l’extrémité
des racines vers les feuilles où ce qui en tient lieu, la
circulation d’un milieu bien proche de l’eau minérale, la
sève brute. Ce liquide incolore est une solution plus ou
moins diluée des sels minéraux puisés dans le sol. L’apport
ionique est permanent, car les ions se renouvellent
continuellement par diffusion et par convection au
voisinage des racines. L’absorption des ions par les poils
absorbants racinaires crée un mouvement d’eau, un courant
pénétrant les tissus végétaux, l’eau “essayant” de
dissoudre les ions concentrés dans les cellules: il se créé
une pression osmotique assurant un approvisionnement
régulier de la plante en sève brute. Les tuyaux où circule
cette sève constituent le tissu que l’on appelle du nom
barbare de xylème. Ces tuyaux s’étendent des racines à
l’extrémité des feuilles, où ils sont visibles sous forme
de nervures.
• Un deuxième réseau assure à toutes les cellules un apport
en nutriments, apport principalement constitué des glucides
synthétisés au niveau foliaire. Le plus souvent, ce sucre
est du saccharose. Parfois, il peut être accompagné
d’autres glucides (raffinose du Budleia, l’arbre aux
papillons, mais aussi de la betterave...), voire de polyols
comme chez des arbres fruitiers (pommiers, poirier). Cette
sève sucrée, dite “élaborée” circule donc en sens inverse
de la précédente, des feuilles vers le reste de
l’organisme, et possède son propre réseau de distribution,
le phloème. C’est cette sève qui a fait la fortune des
planteurs d’hévéas et qui est à l’origine, entre autres, du
sucre de la canne et de la saveur du sirop d’érable de nos
cousins du St Laurent.
Contrairement à ce qui est observé dans la circulation
sanguine des mammifères, où sang veineux et artériel ne se
mélange pas, les deux systèmes circulatoires végétaux ne
sont pas indépendants. Des échanges d’eau et de molécules
se produisent tout le long du circuit conducteur, car les
deux types de vaisseaux sont voisins, et l’eau de la sève
brute est indispensable à la conduction intracytoplasmique
de la sève élaborée.
Des
cellules mortes pour l’alimentation des tissus vivants
Une première particularité de ces vaisseaux concerne leur
structure. Ici, pas de gros tuyaux se subdivisant ensuite
de plus en plus finement, mais un ensemble de tubes
microscopiques groupés en faisceaux. La sève brute est
conduite dans des tuyaux on ne peut plus classiques, mais
aux origines et aux formes surprenantes. Ces tubes sont en
fait le squelette de cellules mortes, aux parois épaissies
par une accumulation irrégulière de lignine, un polymère
aussi hydrophobe que résistant. Le diamètre de ces
tubulures est extrêmement fin (10 µm environ), et leur
extrémité est très effilée. C’est là, nous le verrons, une
condition indispensable à leur efficacité. Les plantes
vasculaires les plus récentes (arbres à fleurs) présentent
d’authentiques vaisseaux, larges tubulures de quelques
dixièmes de mm de diamètre, mais pouvant éteindre plusieurs
m de long.
Comment étudier ces vaisseaux? La technique classique
consiste à réaliser des coupes transversales, ou
longitudinales, à les colorer et à les observer en
microscopie optique. On peut certes observer aussi ces
vaisseaux en microscopie électronique, afin de mieux
connaître leur structure fine, mais il est difficile de
reconstituer leur forme dans l’espace. Récemment, un
chercheur (J.P. André, spécialiste des systèmes vasculaires
à l’INRA) a eu l’idée d’appliquer et d’adapter aux plantes
une technique d’anatomie relativement ancienne, la
“plastination”, plus connue sous le nom de moulage
plastique anatomique vasculaire, et rebaptisée par lui
micromoulage: originellement, il s’agit d’une méthode
d’étude des vaisseaux sanguins. Une substance plastique
(ici, un élastomère de silicone) est injectée sous pression
dans les vaisseaux sanguins de la pièce à étudier, elle
remplit les vaisseaux puis durcit. Secondairement, des
traitements chimiques éliminent toutes les matières
organiques, et seul subsiste le tracé tridimensionnel des
vaisseaux. Appliquée aux végétaux à une échelle
microscopique, cette technique permet de découvrir
l’incroyable variété des formes prises par les vaisseaux du
xylème. On y retrouve des spirales, des anneaux semblables
à ceux des trachées, des ponctuations de toutes natures,
des réseaux de communication hydriques d’une complexité
insoupçonnée. Ainsi, des structures anatomiques inconnues à
ce jour ont été mises en évidence, comme par exemple des
ramifications vasculaires intervenant dans des tissus
secondaires, structure que l’on avait cru jusqu’ici
réservée aux réseaux vasculaires animaux.
Et la sève enrichie en sucres et molécules azotées? Elle
circule quant à elle à l’intérieur d’un tissu spécialisé
constitué de cellules vivantes, mais qui ont perdu leur
noyau. Ce tissu se charge, dans les feuilles, des produits
de la photosynthèse. Des colonnes de cytoplasme végétal
assurent ainsi la distribution des nutriments et des
différentes hormones végétales dans tout l’organisme de la
plante. La paroi de ces cellules conductrices est perforée,
constituant ce que l’on appelle des tubes criblés au
travers desquels la sève est distribuée. Autour de ces
vaisseaux, d’autres cellules, à l’activité énigmatique,
régulent sans doute l’apport des différents éléments
nutritifs d’origine foliaire.
On doit cependant se rappeler que même pour un arbre de
belle taille, cet ensemble de cellules vivantes ne
représente qu’un mince cylindre situé sous l’écorce: un
arbre est un fin manchon de tissus vivants reposants sur
une base de tissus morts. En cela, il s’apparente aux
constructions coralliennes mises en places par les animaux
et qui constituent les plus grandes structures d’origines
biologiques existant sur Terre.
Quand
l’évolution s’en mêle
Il ne faut cependant pas croire que tous les végétaux
possèdent un système circulatoire aussi développé: les
divers types cellulaires qui le constituent ont été
sélectionnés progressivement au fil de l’évolution. Les
végétaux marins, les plus anciens, supportés par la force
d’Archiméde, ont pu se nourrir par simple diffusion, mais
cela leur a imposé une morphologie rubanée caractéristique
du grand groupe des algues. Les végétaux terrestres les
plus anciens sont les mousses, apparues voici 600 millions
d’années. Elles ne possèdent pas d’appareil circulatoire,
ce qui explique à la fois leur petite taille (limitée par
l’alimentation des organes) et leur confinement dans des
milieux humides capables de leur apporter, par toute leur
surface, l’eau indispensable à leur survie. Il faudra 200
millions d’années d’évolution pour qu’apparaissent les
premiers végétaux de taille respectable, les fougères, dont
certaines, formant de véritables arbres, ne sont plus
connues aujourd'hui qu’à l’état de traces dans des îles
dont l’isolement à permis un “arrêt sur image” évolutif,
comme la Nouvelle-Zélande par exemple. Les fougères et
leurs cousines les prêles ont inventé l’appareil
circulatoire végétal, elles contiennent les premiers
vaisseaux véritables.
Ces vaisseaux microscopiques que l’on trouve chez les
fougères, puis chez tous les autres végétaux à l’exception
des arbres feuillus sont appelés trachéides. Ce sont des
cellules de quelques mm de long, communiquant entre elles
par des liaisons transversales, des “trous”, les
ponctuations. La paroi des trachéides des fougères est
rigidifiée par des épaississements disposés comme les
barreaux d’une échelle (trachéides scalariformes). Un des
plus anciens arbres fossiles connus, Archaeopteris, a pu
ainsi atteindre une hauteur de 30 m et dominer de sa haute
stature, il y a 306 millions d’années, les forêts du
Dévonien dans lesquelles les premiers vertébrés tétrapodes
commençaient à s’aventurer hors de l’eau.
Chez les plantes plus récentes, les épaississements de la
paroi des trachéides prennent des formes plus générales
(gymnospermes) ou plus complexes: anneaux, spirales,
réseaux complexes sont caractéristiques des plantes à
fleurs. La plastination permet bien, pour la première fois,
de présenter toute la complexité cachée des formes de ces
réseaux vasculaires. Ainsi, on peut faire apparaître les
différences existant entre les conifères, possédant surtout
des trachéides, chez lesquels la sève parcourt
d’incessantes bifurcations horizontales, et les arbres plus
récemment apparus qui possèdent de longs vaisseaux
tubulaires continus, entrecoupés de “grilles”, vestiges de
parois cellulaires au travers desquelles la sève s’écoule
vers les feuilles à l’appel du soleil.
Reste une question lancinante: nous avons les tuyaux,
certes, mais où est la pompe ?
Qu'est-ce
qui fait monter la sève ?
Que ce soit le plant de maïs ou le séquoia d’une hauteur
voisine de 100m, la sève brute doit irriguer tout le
végétal. Le moteur de son ascension n’est autre que la
source d’énergie qui alimente, directement, ou non, la
plupart des formes de vies sur Terre: le soleil. En fait,
et contrairement à ce qui se produit dans la circulation
sanguine des mammifères par exemple, le système
circulatoire végétal n’est pas fermé, mais ouvert: la
plante ne fait que générer un flux d’eau, dont elle se sert
pour s’alimenter en éléments indispensables puisés dans le
sol. Les faisceaux conducteurs forment un ensemble ouvert
aux deux extrémités:
- au niveau racinaire où, après avoir traversé quelques
couches de cellules vivantes, l’eau pénètre dans les tissus
conducteurs
- au niveau foliaire, grâce à des communications avec
l’atmosphère, les stomates, dont l’ouverture est réglable
en fonction de l’hydratation de la plante.
Deux phénomènes se conjuguent pour assurer l’ascension de
la sève:
• en permanence, de l’eau sort de la plante. Cette
transpiration foliaire, qui se produit au niveau des
stomates, est activée par le rayonnement solaire favorisant
le passage de l’état liquide à l’état gazeux, ce qui crée
une différence de “potentiel hydrique” entre le sol et les
feuilles. Même un élève de sixième peut mettre en évidence
cette perte d’eau: en emballant les parties aériennes d’une
plante dans un sac plastique, de la buée apparaît
rapidement à l’intérieur du sac, montrant bien l’existence
d’une émission d’eau par la plante. En effet, lorsque la
sève brute arrive dans les feuilles, elle sort des
vaisseaux, traverse les cellules vivantes et se répartit
dans l’épaisseur de ces organes, ce qui permet
l’alimentation des cellules foliaires (constituant ce que
l’on appelle le mésophylle) en éléments minéraux. Une fois
que l’eau à livré ses ions, elle devient inutile et est
éliminée (vaporisée, en fait) au niveau des stomates.
Ainsi, une forêt d’un hectare évapore ainsi 3000 tonnes
d’eau par an vers l’atmosphère. Ce courant hydrique a aussi
un autre effet salutaire, qui évolutivement a été à
l’origine du développement des feuilles: il refroidit la
plante, lui permettant de supporter sans surchauffe
l’intensité du rayonnement solaire auxquels, de par son
immobilité, elle ne saurait se soustraire.
• le faible diamètre des vaisseaux génère des forces de
capillarité qui ont pour effet de donner à la sève une
pression inférieure à la pression atmosphérique: la sève
brute communiquant indirectement avec l’atmosphère par les
stomates des feuilles, elle est donc aspirée vers
l’atmosphère et commence son ascension. On obtient donc, en
fait, dans les tissus végétaux, un ensemble de
microscopiques colonnes ascendantes d’eau continues de la
racine à la feuille. Il est d’ailleurs facile d’observer
cette montée de la sève brute en coupant proprement la tige
d’une plante et en la plongeant dans de l’eau colorée: on
observe alors l’ascension du liquide dans la plante, à une
vitesse voisine de 2 cm/ min.
Cependant, l’effet de pression différentielle ne peut
s’appliquer que jusqu’à 10 m de haut environ. En effet, la
pression atmosphérique équilibre une colonne d’eau de 10 m,
au-delà se crée un vide. Comment donc un séquoia de 100m
peut-il alimenter ses feuilles? Pour le savoir,
tournons-nous vers la physique des tuyaux de faible
diamètre, et vers les forces de capillarité. Dès les années
1720, le physicien anglais James Jurin a montré que l’on
peut considérer que la hauteur atteinte par un fluide dans
un tube capillaire est donnée par la relation :
diamètre(µm)x hauteur (m) = 30
Ce qui veut dire que la hauteur atteinte ne dépend que du
diamètre du vaisseau à cette hauteur, et en particulier il
ne dépend pas de la forme de celui-ci. Quel diamètre
devons-nous considérer? si l’on se limite à un vaisseau de
quelques µm de diamètre, la hauteur maxi n’est que de
quelques m... mais nous ne devons pas oublier que ce qui
compte, c’est le diamètre minimum de la colonne d’eau, et
celui-ci, à l’extrémité des cellules est de l’ordre de la
dizaine de nm... voici de quoi obtenir une hauteur de
colonne d’eau comprise entre 150 et 200 m, supérieure à la
taille des arbres les plus grands, et fixant par la même
une taille maximum aux végétaux terrestres...
Cette importance de la capillarité trouve une application
triviale lorsqu’il s’agit de conserver des fleurs coupées:
la durée de vie de ces fragments de végétaux dépend de leur
alimentation en eau, aussi, pour perturber le moins
possible cette dernière, est-il recommandé de couper au
rasoir, le plus nettement possible, les tiges, afin de
maintenir les vaisseaux ouverts (contrairement à un ciseau,
qui écrase certains vaisseaux avant de trancher). Si l’on
voulait être rigoureux et respecter l’anatomie végétale,
cette coupure franche des tiges devrait même se faire sous
l’eau, de façon à éviter l’introduction de bulles d’air
dans le xylème.
Une autre conséquence de ces forces de capillarité est de
permettre d’expliciter la continuité de l’apport
circulatoire chez les arbres à feuilles caduques, chez
lesquels la transpiration foliaire est discontinue dans le
temps.
Une caractéristique supplémentaire de ce mécanisme
circulatoire basé sur les propriétés des canaux très fins
est son extrême modicité énergétique. En effet, on
considère qu’en une journée, un arbre de 100m de haut va
transporter 100 Kg d’eau. Un calcul de physique élémentaire
nous montre alors que l’énergie nécessaire pour cette
opération ne représente que 2 W! La plupart des arbres
n’atteignant pas cette hauteur et ne transportant pas
autant d’eau, la puissance moyenne utilisée à la
circulation de la sève n’est que de 0,1 W environ...
Tableau 1 : comparaison des milieux circulants chez
l’homme, les animaux les plus courants et les végétaux
vasculaires
En comparaison, votre coeur qui pompe 5l de sang chaque
minute développe une puissance de 10 W, qui augmente au
moindre effort... Les végétaux tirent donc parti au maximum
du peu d’énergie dont ils peuvent disposer, et dont leur
vie lente et immobile s’accommode. Cette utilisation
parcimonieuse de l’énergie ainsi que leur système
circulatoire ne dépendant que de lois physiques, et non
d’organes contractiles, contribue à la fois à leur taille,
bien supérieure à celle des animaux les plus grands, et à
leur surprenante longévité, dépassant parfois le
millénaire!
Pr. R. Raynal
Références
André
J.P. Organisation vasculaire des angiospermes: une vision
nouvelle. INRA ed.; 2002
Cruiziat P., Cochard H, Améglio T. L’embolie des arbres.
Pour la science 305, 03/2002, 50-56
Rouat S. Comment l’arbre à changé la monde. Sciences &
avenir, 10/2001, 49-53