LES CHAMPIGNONS ET
L'EVOLUTION: UNE ETRANGE HISTOIRE.
Les champignons sont
des formes de vie étranges bien que familières, et leurs
particularités, souvent ignorées, en fond des modèles de
choix pour l'étude de nombreux problèmes biologiques.
Récemment, des auteurs ont proposé des résultats nouveaux
et surprenants sur l'évolution de ces êtres énigmatiques.
Nous allons examiner ces découvertes et tenter d'évaluer
leur pertinence.
Des êtres étranges et
pénétrants.
Nous sommes si
familiers de champignons qu'il est difficile de s'imaginer
à quel point ces organismes sont étranges. Si ils partagent
un très lointain ancêtre commun avec les animaux, leur
évolution a conduit à des caractéristiques plus
qu'étonnantes: Incapables de synthétiser eux même leur
nourriture, ils sont, comme les animaux, obligés de se
fournir en molécules organiques fabriquées par d'autres.
Mais plutôt que de se fatiguer à la chasse, ces organisme
vivent à l'intérieur de leur nourriture qu'ils dégradent en
rejetant dans leur milieu tout un arsenal de protéines, des
enzymes digestives. De plus, leurs cellules possèdent une
paroi contenant de la chitine, comme les insectes, et leur
biologie moléculaire est un ramassis d'étrangetés: outre
l'existence, chez un même « individu », de
cellules de plusieurs types (avec un seul jeu de
chromosomes ou deux), leur code génétique lui même présente
quelques bizarreries et même la division de leurs cellules
diffère de celle des autres pluricellulaires: chez eux, le
noyau de la cellule ne disparaît pas lors de sa division.
On peut même se demander si un champignon n'est pas un
unicellulaire géant vu que toutes ses cellules ne sont pas
séparées par des cloisons.
Les champignons ont un caractère extrêmement sociable: ce
sont les spécialiste de la symbiose, association à bénéfice
mutuel dont ils font bénéficier les racines des végétaux,
les algues des lichens et plus généralement la biosphère
entière en décomposant la matière organique et en
permettant le « retour à la terre » des molécules
complexes fabriquées par leurs proies. Certains membres de
la famille en font même un peu trop et, à force de faire du
rentre dedans à leurs hôtes, sont devenus d'authentiques
parasites responsables de maladies redoutables, les
mycoses.
Un chapeau d'hyphes
Le chapeau
charnu qui en une nuit envahit les pelouses et les sous
bois n'est que la partie visible de l'iceberg mycétique:
ces organes reproducteurs, quelque savoureux qu'ils
puissent être, ne donnent qu'une piètre idée de la
morphologie réelle de leur possesseur. L'essentiel du
champignon est un réseau de filaments, les hyphes, a peines
visibles à l'oeil nu, le plus souvent souterrains et
susceptibles d'atteindre des tailles exceptionnelles: le
plus grand être vivant de la planète n'est pas la baleine
bleu mais un modeste champignon parasite des conifères,
Armilaria dont un seul individu peut se développer sur 15
hectares et atteindre la masse respectable de 100 tonnes
(1). Beaucoup plus petites, les modestes levures qui ont
tant fait pour la joie des amateurs de boissons fermentée
font aussi partie de la famille. En fait, bien que l'on
connaisse actuellement environ 120000 espèces de
champignons, les mycologues pensent qu'il pourrait en
exister 1,5 millions.
Les champignons les plus connus appartiennent à deux
familles dérivant d'un même ancêtre et répondant aux doux
nom de basidiomycètes (en gros, les cèpes et autres bolets)
et d'ascomycètes (morilles, truffes et autres pezizes). Il
semblait que la biologie des champignons était bien connue,
bien que leur histoire évolutive fasse encore débat, mais
voici que quelques résultats expérimentaux font planer une
ombre sur ce pan souterrain de la biologie.
Rétro-évolution ou
erreur de conception ?
Des résultats
étonnants sont ainsi présenté par G. Novak sur son site
(2). Bien que certaines conceptions scientifiques de cet
auteur, exprimées par ailleurs dans son site, soient plus
que discutable, sa formation de mycologue (3) permet au
moins que l'on analyse objectivement l'extraordinaire
résultat qu'il prétend, photos à l'appui, avoir obtenu: il
affirme avoir mis en évidence une rétro-évolution des
Morilles les conduisant de nouveau au stade de simples
unicellulaires de type levure! Bien que les levures soient
elles aussi des Ascomycètes, ce résultat à de quoi
surprendre: comment un être vivant pluricellulaire,
organisé en tissus différents (bien qu'exotique, nous
l'avons vu) pourrait il reformer ses propres ancêtres ?
Toutes proportions gardées, c'est comme si une baleine
accouchait d'un animal ressemblant à un Loup (Ambulocetus,
ressemblant à cet animal, étant un des ancêtres lointain de
nos modernes cétacés). G. Novak tire parti de cette
découverte pour affirmer ensuite que les Morilles
constituent un exemple d'évolution rapide d'une forme
pluricellulaire à partir de levures unicellulaires,
évolution s'étant produite depuis les dernières ères
glaciaires, donc hier à l'échelle géologique. Cette brusque
transition évolutive (de l'unicellulaire au pluricellulaire
en 50000 ans seulement) permettrait, selon cet auteur,
d'expliquer plusieurs des particularités qu'il impute aux
morilles. Voyons si nous pouvons suivre G. Novak dans ses
conclusions ou si ce dernier à fait preuve d'un
enthousiasme excessif le poussant à négliger des
explications certes moins fascinantes mais plus plausibles.
En effet, l''évolution des champignons est un domaine
encore incertain. Le dernier ancêtre commun entre animaux
et champignons daterait d'environ 670 Millions d'Années (MA
- en fait, entre 1500 et 460 MA, ce qui laisse un peu de
marge). Tous les eumycètes (tous les champignons hormis
certains parasites comme le Mildiou) dériveraient d'un
ancêtre unicellulaire mobile pourvu d'un flagelle. Dès le
précambrien apparaissent les Chytrides, champignons
unicellulaire aquatiques, à partir de certains desquels
évoluent, en même temps que les végétaux terrestres dont
ils vont assurer la survie en s'associant avec leurs
racines, les ancêtres des Basidiomycètes et Ascomycètes.
Les plus anciennes levures connues datent, elles, du
Jurassique (5). Végétaux et champignons ont évolués de
concert depuis que ces derniers sont devenus des formes de
vie terrestres, les champignons du passé prenant parfois
des formes et des tailles insolites: ll y a 350 millions d'années,
Prototaxites, plus grand organisme terrestre du Dévonien,
mesurait deux à neuf mètres de haut et un mètre de
circonférence !
Postuler une évolution récente des morilles à partir des
levures n'est donc pas à priori indéfendable, mais il reste
à fournir des éléments solides pour étayer un tel édifice.
L'auteur avance trois types d'indices:
Une croissance anormale
Dans un milieu
de croissance artificiel appauvrit en azote, les spores
germent et forment un disque de mycélium très dense se
recouvrant d'une zone pigmentée ressemblant à l'ascocarpe
(le « chapeau ») d'une Morille. Ce champignon
discoïde ressemble à des formes fossiles connues ayant vécu
à la base des arbres lors des périodes glaciaires. Cette
forme particulière, anormale, est interprétée par l'auteur
comme un retour à une forme ancestrale prouvant que
l'évolution de la morille est extrêmement récente.
Toutefois, de nombreux champignons, sur des milieux de
culture similaires, présentent le même comportement. En
particulier, la différentiation de zones spécifiques, par
la couleur et le métabolisme, est connu depuis longtemps et
est reliée à la disponibilité des nutriments dans le
milieu. Le déterminisme génétique de ces comportements a
été lui aussi étudié et est relativement bien compris. En
simplifiant, il apparaît simplement que le mycelium jeune
est blanc et qu'en vieillissant (donc dans les zones les
plus externes) il devient plus foncé. L'ensemble mime alors
l'aspect d'une Morille « écrasée » sans qu'il
soit pour cela besoin de faire appel à une hypothétique
régression à un stade évolutif antérieur. De plus, ce n'est
pas parce qu'une évolution est récente qu'il faut imaginer
que le retour à l'origine puisse être plus probable: une
des caractéristiques de l'évolution est de ne jamais
revenir en arrière en empruntant le chemin déjà parcouru
(des fonctions nouvelles peuvent être secondairement
perdues, mais toujours dans le cadre d'un processus
d'adaptation à un environnement sélectif donné, et non pour
un hypothétique, risqué et improbable saut dans le passé
évolutif).
Un développement très
peu optimisé
Selon G. Novak, Le mycélium sécrète peu
d'enzymes extracellulaires et a conservé des propriétés
d'autolyse (destruction par ses propres enzymes quand les
conditions climatiques sont mauvaises) qui se révéleraient
désavantager la croissance et le développement du
champignon. De plus, les Ascospores seraient désavantageux
pour la survie à long terme du mycélium. L'auteur trouve en
fait que la Morille n'est plus du tout adapté à notre
environnement actuel mais présente encore des propriétés
résultant d'une transition évolutive majeure récente.
C'est s'avancer
inconsidérément. En effet, les Morilles peuvent se
développer de façon autonome, sur des sols récemment
remaniés et bouleversés (par un feu de forêt par exemple),
mais ce développement, parfois spectaculaire, ne sera que
transitoire. Elles peuvent aussi s'installer à demeure dans
un milieu, pendant plusieurs années. Les Morilles
« visibles » (assurant la reproduction) étant
reliés par des filaments mycéliens à des concentrations
recouvrant les racines de nombreux végétaux comme l'épicéa,
le pin ou le chêne, et ce même si d'autres champignons
travaillent déjà de concert avec ces végétaux (5).
Contrairement à ce qu'affirme rapidement G. Novak, ce
champignon est donc parfaitement adapté à son milieu
souterrain (il serait d'ailleurs difficile qu'il en soit
autrement: un être vivant qui ne serait pas adapté à son
milieu ne saurait y perdurer bien longtemps, mettant en
péril sa reproduction et la pérennité de son espèce dans ce
milieu).
Un mycelium se
comportant comme une levure
Le mycélium des Morilles ne
résistant pas beaucoup à la déshydratation, son
comportement se rapprocherait de celui des levures et pas
des autres champignons. Malheureusement, les Morilles ne
sont pas les seules dans ce cas: de très nombreux autres
champignons comme les Tremellale, dont les
« chapeaux » sont détruits par la pluie, les
Ustilago parasites des céréales, tous deux Basidiomycètes,
ainsi que des Zygomycètes, pourtant très éloignés des
Morilles, partagent le même comportement. Ces traits
résultent donc bien plus probablement d'une convergence
provoquée par une stratégie reproductive ou invasive
commune que d'un ancêtre commun qui ne saurait être une
levure, celles ci étant trop récentes pour constituer
l'origine des autres familles de champignons présentant des
réactions similaires à celles des Morilles.
Il semble donc bien que les conclusions de G Novak aient
été un peu hâtives: nous ne sommes probablement pas en
présence d'une rétro-évolution mais d'une adaptation à un
milieu particulier entraînant l'apparition d'une
morphologie particulière. L'auteur a particulièrement bien
observé et décrit les phénomènes, mais il ne dispose pas
hélas des moyens techniques lui permettant de vérifier ses
hypothèses avant de se lancer dans leur interprétation. Il
fournit néanmoins une excellente illustration des effets du
milieu sur le génome, se dernier se révélant, au fil des
découvertes, étonnamment plastique et très réactifs aux
informations provenant du milieu. Le génome des champignons
est même tellement affilié au milieu de vie de ces étonnant
organismes qu'il se permet de rompre avec les us et
coutumes de tous les génomes alors observés: pourquoi, en
effet, se contenter d'un seul génome par individu lorsqu'il
peut être utile d'en posséder plusieurs?
Des génomes, sinon
rien.
Les champignons
sont ils donc pleinement exonérés du crime de lèse-majesté
vis à vis des certitudes de l'évolution? Ce serait aller un
peu trop vite en besogne, car un résultat, cette fois
clairement établit, remet en question jusqu'à la définition
même d'un organisme: début 2005, une équipe de l'université
de Lausanne (6) a eu la surprise, en étudiant les spores du
champignon Glomus etunicatum, de découvrir que ces
dernières résultent de la juxtaposition de cellules
contenant chacune un génome différent! Ce champignon n'a
pourtant rien d'exceptionnel, et aide les racines des
plantes à absorber le phosphore des sols. Comme de nombreux
autres mycètes, il se reproduit aussi de façon asexuée, au
moyen de spores qui devraient donc être toutes
génétiquement identiques puisque issues d'une même cellule
par simple division (les spores ne devraient être qu'un
clone de la population de départ). Malheureusement, il n'en
est rien. Dans chaque spore coexistent plusieurs génomes
distincts, et il est même possible que chaque noyau présent
dans les cellules de spores embarque un génome particulier.
C'est l'étude d'un géne nommé PLS1 qui a mis les chercheurs
Suisses sur la piste de cette véritable anomalie génétique,
car il s'est avéré qu'il existait 13 variantes de ce gène.
Les chercheurs ont alors pensé que ces variants se
trouvaient dans un même génome, mais seuls 2 variants au
maximum se retrouvaient dans chaque noyau cellulaire. La
conclusion tombait sous le sens: les douze noyaux présents
dans une spore ne pouvaient pas transporter les mêmes
génomes.
Si l'intérêt évolutif de cette stratégie apparaît
rapidement (une spore contenant des génomes multiples
augmente les chances de pouvoir réaliser un partenariat
efficace avec les racines des arbres auprès desquelles la
spore commencera sa germination), elle n'est pas sans poser
de questions gênantes aux spécialistes de l'évolution. En
effet, si un même individu peut contenir dans ses cellules
plusieurs génomes différents, alors qu'est ce qu'un
individu? On ne peut pas le réduire à un seul génome et a
son milieu mais à un ensemble de génomes: la définition de
l'individu et celle de l'espèce se rejoignent! De même, les
processus évolutifs demandent à être précisés: la sélection
naturelle n'agit plus sur un génome progressivement affiné
pour être performant mais sur un collectif présent au sein
d'un même individu. La répartition des gènes lors de la
reproduction ne se fait plus de façon simple, et une part
croissante de hasard est probablement impliqué lors de la
croissance et du développement des champignons. Il est même
possible d'aller plus loin, et de retrouver alors une idée
qui ravirait G Novak: lorsque dans un organisme on met en
évidence l'existence de génomes multiples, on en vient à
considérer naturellement que cet organisme est en fait,
malgré les apparences, une colonie d'individus séparés
(comme les coraux, par exemple, ou certaines méduses). Dès
lors, on pourrait en arriver à considérer les champignons
comme le stade évolutif le plus achevé de la vie coloniale.
A ce stade, l'individu originel n'est plus identifiable,
s'étant fondu dans un ensemble nouveau dont on ne peut plus
l'extraire. Par contre, la « colonie » entière
manifeste un comportement des plus surprenant dans un
environnement nouveau, car sa morphologie, entre autres,
est nettement plus variée que celle d'un organisme
« classique » dont le développement est plus
contingenté par l'existence d'un génome unique. Il y a là
une autre interprétation possible des résultats de G.
Novak.
Le mycète, cet inconnu
Même la
rétro-évolution n'est cependant pas tout à fait une simple
vue de l'esprit: de nombreux parasites, par exemple, se
sont démunis de leurs fonctions au point de ne plus
ressembler du tout à leurs lointains ancêtres. Toutefois,
ce processus est extrêmement lent (même si des changements
« brusques » peuvent se produire). Ainsi, il
existe une plante parasite qui, sous nos yeux, est en train
de devenir un champignon. Il s'agit de la Rafflesia (7),
plante (?) célèbre pour produire les plus grosses (et les
plus nauséabondes...) des fleurs connus. Après des efforts
et bien des vicissitudes, les données génétiques ont permis
de classer cette plante dans la famille des euphorbiacées.
Cet organisme sans racines ni tiges ni feuilles était à
l'origine, il y a 46 MA, une proche parente des poinsettias
et des hévéas.
Les Rafflesia sont des parasites qui ont perdu leur
chlorophylle et vivent à l'intérieur des tissus d'autres
plantes. Elles y forment des filaments et digèrent leur
hôte de l'intérieur. Elles ne sont visibles que lorsque se
produit leur floraison spectaculaire. Visiblement, cette
plante parasite est en train d'appliquer une stratégie
fongique, au point de devenir lentement semblable à un
champignon...
Ainsi, l'observation et l'étude des champignons, formes de
vies dont le seul intérêt aurait pu être pharmaceutique ou
gastronomique, permet de mettre de évidence les contours
flous des classification classiques et des définitions de
termes qui, maintes fois répétés, n'en sont pas moins
toujours réductrices et donc inévitablement inexactes
devant la foisonnante diversité du vivant.
Les rapports entre génome et environnement, par exemple,
sont l'occasion de voir combien l'expression du génome est
sculptée par les influences de l'environnement et combien,
par réaction, ce dernier a pu développer de stratégies
diverses visant à sa perpétuation et à son indispensable
diversification. L'existence d'un mécanisme interne
aboutissant à une variation du génome controlé par
l'évolution du milieu met en lumière un processus évolutif
à l'importance jusqu'alors négligée et dont l'étude
commence à peine.
L'essentiel reste à découvrir.
R. Raynal
Références
1- Raven, Johnson, Losos,
Singer. Biologie. Ed. de Boeck, 2007
2 - http://nov55.com/mr/index.html
3 - Novak, G. E. (1981). Endotrophic sporulation by the
yeast Nadsonia fulvescens. Journal of Microbiology 27,
967-970.
4 - Chabasse D. et interrelation des champignons avec
le vivant. Évolution durant les temps géologiques. de
mycologie médicale, 1998, vol. 8,
no, 125-138
5 - Wipf D, Buscot F, Botton. La Morille dans l'écosystème
forestier. Bulletin de la Société Française
d'Ecophysiologies, 1995, 19, 55-60.
6 - Sanders I, Hijri M, Low gene copy number shows that
arbuscular mycorrhizal fungi inherit genetically different
nuclei. 433, 13/01/2005, 160-163
7 - Selosse MA – Animal ou végetal? Une distinction
obsolète. Pour La Science 350, 12/2006, 66-72
Pour plus d'informations sur
la classification actuelle des êtres vivants, consulter
« The Tree of Life Web Project »: http://tolweb.org/